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LES HEURES

Publié le par Mathias LEH

Les heures.

Toutes. Attachées les unes aux autres. Amalgamées. Ethérées et fiévreuses.

Les voyais-tu ? L’enfant les prenait comme elles venaient et les peuplait de lentes, longues et inlassables mélopées dont tu étais le principal atour. Je t’ai aimé. Je me suis voué à toi. La pierre était-elle plus solidement partie prenante de la montagne ?

Les minutes. Infinies.

Laisser s’égrainer pesamment le temps. L’enfant s’inventait des escapades, des cabanes et des forêts dans les feuillages, dans les talus et les cavités des environs. Tu ne voyais rien. Tu oubliais.

De ce lien. De cette paroi étrange. Tout est tombé.

Qui est venu le premier ? Le dépit ? La trace ? Le manque ?

Les hommes ? Indistincts et de passage. Ils ne représentaient pas un réel danger. L’enfant le savait. Il connaissait sa place et son indéfectible tâche.

Une statue aussi. Posée entre lui et toi. Une statue d’homme. De sel et d’amertume. Un homme. Il voulait qu’on le nomme père.

Père. Tu ne parviens pas à prendre place. Tu n’arrimes pas les flots de la femme livide et brûlante. Père. Tu faillis et j’en jouis avec délectation jusqu’à la chute.

Les heures.

Les ordres de Père. Tu dois bloquer la sortie. Surveiller ce corps transi et suintant.

Tu dois…

L’enfant est vide. Un champ de bataille laminé. Il ne parle presque pas. Les voix dans les abysses elles aussi se taisent.

Il sait. Il connait. Il n’a pas besoin de ces mots-là, ils brûlent, déchirent et vous laissent en dehors du monde, si durablement.

Elle est là. Dans ces heures pâles. Le soleil qui passe à travers les fenêtres est sale. Le temps, poisseux, colle à la réalité. Il la regarde, sa brume à elle envahit tout.

L’enfant a souvent pensé à sa mort. Il ne savait pas comment y mettre autre chose. Il n’y avait pas d’autre possible ?

Tu n’as pas vu. Tu n’étais finalement pas là.

Tu as laissé le manque consumer ta chair, il l’avait toujours fait, cette course contre toi, cette anéantissement chaque seconde renouvelé. Je ne pouvais pas m’y inscrire et pourtant il marque ma peau, cicatrice indélébile. M’a tatoué. Bien avant l’heure.

Le bras. La source. Couleurs hachurées et languides des hématomes, les points d’entrée, piqûres répétées. Je regardais à la sauvette. Indécence terrible.

J’ai compris tout d’abord. En dehors des mots. No territory.

Ce que savait l’enfant se passait des territoires glacés de la conscience des adultes. Il portait cette connaissance. Lourde. Peu à peu. Il aurait aimé hurler sa haine, sa peine et sa peur. Il restait tapi. Il la surveillait. Il était devenu son sacrifice et sa plainte. Il épiait le manque et ses cibles.

La cuillère au dos noirci. Les gouttes de sang le long des murs des toilettes. Perles acides.

Une seconde, ce souffle. L’œil qui s’échappe. Je le sentais rôder. Ce sphinx noir au fond de toi. Je pouvais prévoir l’arrivée de cette stase immonde. Tes yeux qui remontent lentement et durablement. Tu n’écoutes plus. Elle est morte au monde. L’enfant regarde autour de lui. Lui seul le remarque-t-il ? Père continue, fait-il semblant ? Les visiteurs en font autant…

Les heures nocturnes. Les moindres bruits.

Ses échappées. Reviendra-t-elle seulement ?

La nuit dans les futaies. L’ombre des désespoirs. Parler. Parler. Parler.

L’enfant parlait à un elfe. Il ne restait que cela. La confiance était jonchée au seuil de la forêt. Il n’était plus vierge de ce monde. Il en prenait appui. Il s’est assis là. Il appelait les sacrifices et passait des marchés stupides et enfantins avec le matin. « Si elle revient, j’accepte de subir… »

La nuit, le soufre et l’éther. Elle a disparu.

Je ne sais pas vraiment où tu es partie alors. Bien entendu on ne m’a rien dit. Sans doute voulait-on me protéger. Il était bien trop tard. La protection aurait dû venir bien plus tôt. Tu n’étais plus là et j’ai vécu avec ce vide, cette béance, ce vide. Tu as distillé le manque. Ton manque. Pour moi, pour l’enfant, pas de crise, pas de signe clinique mais une lame de fond, un terrain d’épreuves et d’alignement dont il ne pouvait mesurer l’étendue.

Les heures sont devenues des jours voire des semaines. Je vivais soudain seul avec Père et les filles. J’étais perdu. Ce temps perdu. Les souvenirs suspendus. Pas un mot, pas un signe. Je n’ai plus même attendu. Je me suis suspendu moi aussi. L’oiseau transi sur une branche. Tu allais mourir. L’enfant a pris la pioche et est entré sous terre, en ses souterrains.

Je me souviens les seringues et le fond de cette poubelle. Voir et tenter d’oublier. Ne pas donner de sens à ce qui afflue au coin du regard. J’aurais aimé. Tu y parvenais si bien.

Ton bras tendu, tu piques.

Combien de temps cela a-t-il duré ?

Il ne sait pas. Il ne peut quantifier le magma.

Les heures. Te souviens-tu ?

Oui.

Avec une exactitude étrange. Comment être exact face à tout ce vague ? Le ressac nous prend. Le manque est là, inscrit à chaque recoin de ton histoire et donc de la mienne.

L’envie était morte. Plus aucun élan. Plus que ce vide. Je le ressentais qui rongeait tout sur son passage. J’avais peur d’être emporté.

L’enfant a mis des barricades de papier, l’amour était bien ton grand, la dévotion immense.

Que reste-t-il aujourd’hui ? Un voile de fascination glauque. Des creux au coin du monde. Des impressions fugaces.

Je porte l’enfant comme je t’ai porté toi. Il parle lentement et je panse enfin quelques plaies. Qu’as-tu fait ?

Je ne t’en veux plus. Nous en sommes tous à tenter de rattraper le monde par la fenêtre.

Je sais que j’ai pris cette place. Que j’étais la substance et le manque parfois. Je n’ai toujours pas tout compris. Mais quel est donc ce terrible territoire sur lequel nous nous sommes aventurés ?

Sempiternelle blessure. Amour des tréfonds. Soit.

Il n’y a pas que cela.

J’ai grandi dans la fronde du manque et des piqûres d’héroïne. Mais pas seulement.

L’enfant est mort un matin d’argent il n’y a pas si longtemps.

Je m’amuse encore entre manque et trop plein. Tu as bien travaillé. J’en sais quelque chose. Lentement.

De cet amour, de cette toile, de cet abysse, je garde des stigmates. Forcément.

Le corps est une machine surprenante. C’est de lui que je tiens la poussée alors même que je l’exècre !

Pas de sentimentalisme, pas de plongée dans les eaux troubles de la fusion, tu as failli me noyer ! Je prends appui en dehors, la peur est encore profonde mais je la vois, je l’approche et la caresse quelquefois. J’aime cette sirène étrange. Je vais en terres sous-marines. Tu ne me fais plus peur.

J’ai conquis d’autres continents, dérisoires sans doute, l’enfant voulait tant partir. Tu n’entendais pas et Père qui se perdait en d’inutiles salves de colères et d’émois.

Je te dis au revoir.

Les heures sont pâles parfois. Les minutes me collent et m’assomment. Cependant la couleur n’est plus la même. Elle est mienne. Elle m’appartient.

J’offre des mots, des sons et du contenant à la vie. Que faire d’autre ?

Peupler l’oubli. Lui donner une direction, vague et tremblante comme le seront touojurs mes vrais pensées. Celles des abîmes. Celles d’une vérité retrouvée.

Elle ne pleurait pas. Elle laissait le corps choir et il réclamait pour elle.

Le mien reste en retrait. Il hésite et se cache. Il ne peut faire autrement.

Je sais enfin un territoire où on le respecte et lui apprend autre chose que les heures du passé.

Je sens cette étamine pourpre. Je ne dis rien. J’y sombre. Je n’appartiens à personne ni même à moi-même. Mon corps est une loi. Je le suis dans les minutes et les heures…

Homme, viens ! Pas à pas, équilibriste immense, tu attrapes l’enfant dans sa course, tu calmes la chamade des cœurs passés, l’hypertension au front des heures.

L’enfant, mèche rebelle au coin des yeux dans le soleil d’un printemps froid, assis au creux de la falaise, regarde passer le renard, il sourit, mollement puis franchement.

Cela peut être doux…

LES HEURES
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