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A la source

Publié le par Mathias LEH

A la source

Il faudrait remonter jusqu’à la source. Aller les longues plaines vertes et pourtant désolées. Un peu noyée dans la chaleur, je me demande comment nous aurions pu.

Je ne suis pas femme des plateaux, je ne suis pas femme des longues langues enchevêtrées de l’attente. J’ai le ventre encore rempli des histoires que je n’ai jamais pu raconter, des hommes qui sont venus lentement s’y nicher.

Mon cœur est sec, elle le disait trop souvent, dans notre vieille langue, comme de la terre sèche au soleil. Que ma peau encore et encore se craquelle, je marche, je poursuis ma route. Le sang a séché. Je ne sens pour ainsi dire plus rien.

Dans les rumeurs, dans le fruit de la vieille cité pourrie, dans le passé harassé de ce péplum de béton et d’os, je me suis échouée. Je monte les roches, les herbes et le souffle chaud des nuées anciennes et je me souviens.

Je ne suis pas une voix qui s’affirme, je ne suis pas une femme qui rayonne de mots et de présence et pourtant. Pourtant j’ai toujours, ou presque, du plus loin qu’il m’en souvienne, été femme par le passage de ce curieux flambeau, par la lampe vacillante au creux moi, le long arpent de terre qui reste mien quand bien même il a voulu le prendre. Lui premier, sa langue lourde et rugueuse, ensuite j’embrassais les chats sauvages de force pour oublier ce contact persistant, de sa langue je me souviens avant tout, je l’ai encore au fond de ma gorge, je ne sais comment je pourrai jamais m’en défaire. Du reste si peu, il ne reste que de tristes bribes. La lourde chaleur de son corps au-dessus du mien. Est-ce le soleil qui tape ainsi, suis-je donc en train de me raconter des histoires, à quarante-cinq ans, revoir mon monde et le rendre soudain si sordide ? Montait-il de la sorte sur moi ? Suis-je devenue sa chose, son bout de gras femme, est-ce bien cela qu’il susurrait parfois au creux de mon oreille. Et alors ? Serait-ce jamais suffisant à expliquer toute la suite. Je ne le pense pas, je ne suis plus sûre de rien ! Chaque antre est ravagée, chaque cellule crie vengeance et je cours à ce curieux recommencement. Y aura-t-il renoncement ?

J’ai été enfant, fille, femme puis mère. J’ai parcouru ce sinueux chemin en peu d’années, je me suis retrouvée un enfant dans les bras à dix sept ans… D’où ? Pourquoi ? Pour qui ? Je ne sais et de cet enfant devenu homme reste ses mots crachat. Trop vu. Trop entendu. Dans le soir qui approche j’aimerais lui donner cet amour simple dont je suis si incapable, cette exclusivité qui n’est pas mienne. Je suis monté de par les plaines, j’ai pris mon corps trop lourd et les souillures récentes, je vais aux sources, je veux que se taisent les lancinantes questions, je ne veux sentir ce corps flasque qui envahit le mien, je ne veux plus de paroles au creux de mon oreille, dans aucune des langues qui furent miennes…

Mère me parlait en français puis en indochinois, je ne comprenais que dans une lueur éclair, elle balayait le monde de ces mots rares, caresses ou brûlures, selon. La dernière fois que je l’ai vue, elle n’a parlé que dans l’autre langue, le français était perdu d’elle à moi, la honte venait s’inscrire dans les volutes lentes et percutantes de cet Asie que je ne connaîtrai jamais. Elle savait et me détestait pour cela. J’aurais dû mourir et que le calme s’achève. Des mots venins qui resteraient longtemps. J’avais forcément cherché ce qui était advenu, j’avais ma part de responsabilité, il me fallait le comprendre et l’endosser, un héritage. Ces yeux noirs et francs, sa chevelure brune et fournie, elle ne cillait pas, elle ne voulait pas revenir, plus arrière sur tout cela.

S’arrêter et contempler. La mer entoure les hauteurs, j’ai dépassé les hauts plateaux, la savane se hérisse peu à peu et l’altitude prend ses droits. Les roches sont pourpres et or, je m’allonge au pied d’elles. Te rends-tu compte ? Je viens seule. Je n’ai plus besoin de ce soutien présence permanent, un homme, n’importe lequel à mes côtés ! Je dormirai dans le vieux refuge au seuil du volcan. Il se doit de m’accueillir, je suis perdue.

Une vie digitale, de toucher et d’abimes.

Que le déclic s’efface, j’aimerais tant. Pourquoi suis-je donc venue ici ? Pourquoi avoir quitté une nouvelle fois tout ce qui me maintenait vaguement au sol. Cette petite baraque dans ce village au bord de la mer. Le regard vipérin des femmes et l’envie souvent au creux des hommes. Mon pouvoir, le seul. Attirer et envelopper, quelques heures seulement.

Je ne sais pourquoi exactement, il s’agit de mon seul et unique élan. Il a pris place dans le temps, il a happé le reste et la honte a cédé la place à l’habitude, le rite.

Viens à la source, femme épurée, lavée de tout ce qui fut, femme perdue dans les années passées et sans avenir. Ils disent, dans cette demi-langue qui ne sera jamais la tienne, mais tu les comprends comme tu as toujours su les mots de tes parents d’entre les langues. Ils disent que cette source est terre de feu, de fer et de bulles des entrailles de la terre. Tu as entendu, tu n’as rien dit. Et aujourd’hui, soudain, sur ces quelques mots déposés au creux de ton oreille, tu viens, tu montes, tu espères de la source le grand apaisement. Tu as grandi si loin d’ici, dans une ville sans nom à tes yeux, elle était ton lieu, ton havre et ton terrain de jeu. Elle te couvrait face à la folie tamisée de tes parents, le souffle lent et coupant de mère, le regard lourd de père, eux seuls trop longtemps, la ville fut l’évasion. Tu courais le long des canaux, tu rêvais tomber et devenir sirène comme dans ce petit livre donnée par grand-mère. Plus tard, après les allers venues en toi, elle devint ton grand semblant, tu laissais la séduction piquer ceux qui approchaient, tu voulais chaque fois te brûler au soleil de leur présence.

Exister. Une seule fois vraiment seulement.

Le soir approche, il vient toujours si soudainement ici, un voile tombe, il n’y a pas de préavis. Le vent alors peuple les hauteurs. Son souffle étreint chaque branche, chaque pierre, ça siffle de par et d’autre. Tu es couchée là, recroquevillée. De la source tu as perdu trace, il te faut affronter le noir, la nuit. Les voiles resplendissent.

Quand il faisait nuit noire, mère refusait que la moindre lumière fut maintenue dans la maison la nuit, tu entendais les bruissements de porte, le pas feutré, l’entrée au seuil de ton alcôve. Les arbres tièdes ici bruissent et t’emportent. Tu pleurerais presque. Tu sais la mort proche, tu serais venue femme éléphant à la tombe ?

Il venait et revenait, dans le noir, tu n’as jamais -au grand jamais- vu son visage et son corps restait drapé de ses habits, tu ne te souviens pas le moindre contact peau à peau, le sexe entrait, seulement, tu l’as compris dans le temps, en écoutant les autres, en sentant au-dedans, doucement, tu te soustrayais à ce qui était et tentait de faire un chemin à la compréhension en toi, une autre connaissance aurait été impossible. Le corps a guidé tes pas en dehors de ce qui était, ta mère crachait chaque matin sur toi des paroles dédain. Lentement, dans la langue des confins. Lui, calme, te baisait impassiblement le front et ignorait superbement mère.

Tu as pris appui sur lui, sur son attention. L’attendais-tu le soir ? Désirais-tu tout cela, ce pouvoir que cela te conférait ? La haine grandissante et dévastatrice de mère que tu as nourrie peu à peu, comme un affront, une offrande ?

La pluie fine vient dans le cœur de la nuit, tu t’abrites au creux l’arbre fromager, le seul des hauteurs, que les esprits viennent, de la peur tu as fait ton lit, il y a trop longtemps, vous êtes sœurs, plus rien à craindre…

Tu n’as pas eu peur de lui, des hommes, des feux autour, de cet élan de jalousie, tu regardes, tu traverses, tu t’es tu, depuis que tu es arrivée ici, les voix en toi se taisent.

J’ai contemplé le silence, cet état d’avant. Je suis loin, en dehors du monde, j’ai laissé le vent prendre possession de mes limbes. Je n’ai jamais lu, jamais chanté, jamais dansé, soudain ce flot s’attache à moi, je n’ai que perdu, fui, couru de l’un à l’autre, m’accrocher au vide. Et alors…

Je fredonne, après des heures prostrée en moi, dans ce silence intense, dans une coque vide.

Je prends un contretemps, celui des plaines d’enfance qui furent happées dans un halo d’alcôve obscure. Qui ne le savait pas ?

La colère viendrait-elle enfin ? Celle qui jamais n’a pu dévaler mes collines de mon histoire chaotique. Quand père est mort, quand père a été malade, toujours je fus là, toujours claire et limpide à la limite de mon possible. Jamais un mot plus haut que l’autre, jamais la moindre allusion. J’étais une folle, perdue à la famille, on me regardait de travers tout en me tolérant gentiment, cela arrangeait tout le monde, ma mère en premier lieu, père, je n’en sais trop rien. Qu’a-t-il aimé ? Pourquoi soudain cette haine tapie venue et qui s’accroche à elle mais pas même à lui ?

Je chante cette mélodie, elle est lente, elle vient de loin, le vent se calme, le soleil se devine dans le ciel encore si noir. Je chante en indochinois, je viens de là, aussi. Je viens des entrailles du désespoir et je n’ai bâti que du sel, séché et balayé, au loin.

Je ne trouverai pas la source, je ne la chercherai pas. Ils la gardent en songe dans les récits des anciens, je ne suis pas morte, juste une enveloppe de moins, quel bonheur !

Je descends, lente et calme, apaisée et pourtant si folle de moi-même, je le sais, je vais mon village, ma petite terre, mon île, je suis en moi, calmée et le temps viendra sceller les plaies une à une, il me faut faire crédit au temps et à une solitude d’enfance que je veux soudain conquérir. J’ai le monde à prendre au creux des bras. Et mes enfants…

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